Bienvenue dans la réalité ! Après une semaine de faste, au cours de laquelle la crème du monde des affaires, de la politique et des médias suisses et internationaux s'est congratulée, vantant ses vertus et ses succès pour "améliorer l'état du monde", le forum de Davos a fermé ses portes avec son habituelle autosatisfaction. Le retour sur terre sera difficile, car l'Occident doit maintenant non seulement accepter l'échec de la contre-offensive ukrainienne, mais aussi faire face à la déroute morale à laquelle l'a conduit sa politique de deux poids deux mesures - faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Entre-temps, les événements de Gaza ont transformé cette déroute morale en défaite stratégique.
Le problème avec nous, Occidentaux, pour paraphraser Abraham Lincoln, c'est que nous pouvons nous mentir à nous-mêmes tout le temps et tromper le reste du monde une partie du temps, mais nous ne pouvons pas tromper tout le monde tout le temps. Et le moment vient où il faut payer la facture. Dans son dernier livre, La défaite de l'Occident (Gallimard), Emmanuel Todd emprunte une voie différente pour faire valoir ce point de vue. Avec son brio habituel, il s'appuie sur des données statistiques, des tendances économiques et culturelles et une argumentation rigoureuse qu'il est difficile de contester. Nous y reviendrons.
Si le brouillard de la guerre, l'efficacité de la censure et l'intensité de la propagande ont pu donner l'impression en Ukraine que Poutine le démoniaque était entièrement responsable du conflit, l'invasion de la bande de Gaza et les crimes de guerre commis par l'armée israélienne auront servi, s'il en était besoin, à ouvrir les yeux des plus aveugles. Si la planète entière a été choquée à juste titre par les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier, elle est aujourd'hui stupéfaite - hormis l'Occident - par la rage morbide et la méticulosité dont font preuve les envahisseurs israéliens depuis trois mois. A l'indignation légitime qui a suivi les crimes du Hamas succède désormais l'indignation non moins légitime devant les exactions commises par Tsahal à l'encontre de la population civile palestinienne.
Même la loi du talion - œil pour œil, dent pour dent - n'a pas été respectée par l'État juif, comme il se nomme très officiellement, bien que le judaïsme s'en réclame : à vingt contre un (23.000 Palestiniens tués pour 1.100 victimes israéliennes), toutes les limites du code ont été franchies. Au point que des milliers de Juifs, en Israël et ailleurs dans le monde, s'alarment.
L'État israélien est désormais perçu par la plupart des pays du monde pour ce qu'il est : un État oppressif, annexionniste, néocolonial, pratiquant ouvertement l'apartheid et le nettoyage ethnique, comme l'ont reconnu les défenseurs occidentaux des droits de l'homme (Human Rights Watch, 2021) et la Cour internationale de justice dès 2004.
L'État d'Israël est désormais perçu par la plupart des pays du monde pour ce qu'il est : un État oppressif, annexionniste et néocolonial, pratiquant ouvertement l'apartheid et le nettoyage ethnique, comme l'ont reconnu les défenseurs occidentaux des droits de l'homme (Human Rights Watch, 2021) et la Cour internationale de justice dès 2004.
Pour les non-Occidentaux, Israël n'est pas l'îlot de démocratie isolé dans un océan de dictatures que l'on décrit souvent. L'Afrique du Sud ne fait pas exception et Nelson Mandela a déclaré que le monde ne se débarrasserait pas de l'apartheid tant qu'il subsisterait en Palestine. Elle a déposé une plainte contre Israël pour tentative de génocide devant la CIJ, instance présidée par une Américaine, Joan Donaghue, mais réputée plus impartiale que la très politisée Cour pénale internationale, soumise à l'influence anglo-saxonne depuis sa création en 2002. Nous attendons son verdict.
Quoi qu'il en soit, le préjudice moral et d'image a atteint un point de non-retour. Les pays occidentaux sont pris la main dans le sac du double standard, eux qui sont entrés en guerre contre la Russie par l'intermédiaire de l'Ukraine parce que celle-ci avait annexé et envahi des provinces de son voisin, mais qui acceptent sans broncher que leur protégé israélien fasse de même sur le plateau du Golan et en Cisjordanie depuis cinquante ans, en violant allègrement le droit international.
Quant à Israël et au monde juif, ils sont en train de perdre la légitimité et le respect que leur ont valu la Shoah et des siècles de persécution en Europe. Comment un peuple qui a subi de telles épreuves peut-il se comporter de manière aussi inhumaine à l'égard d'enfants et de civils innocents ? Si la mémoire de la Shoah n'est plus un rappel désintéressé du crime des crimes, mais un outil de propagande utilisé pour justifier un sionisme éradicateur, si la lutte contre l'antisémitisme n'est plus le juste et nécessaire combat contre le racisme antijuif, mais un outil utilisé pour légitimer un État prédateur dirigé par des dirigeants corrompus, alors il deviendra très difficile de soutenir ces causes.
C'est pourtant ce qui se passe.
Pour la première fois dans l'histoire, l'opinion publique mondiale assiste en direct à deux guerres ayant les mêmes causes - des préoccupations existentielles de sécurité sur fond d'attaques meurtrières, d'annexions et d'occupations opportunistes de territoires - et générant les mêmes comportements agressifs et meurtriers, mais qui reçoivent un accueil radicalement différent de la part de l'Occident et des cercles de Davos. Dans un cas, le tapis rouge est déroulé pour le chef d'État coupable ; dans l'autre, il est banni et accusé de crimes de guerre.
Cette duplicité n'est plus tolérée en dehors des frontières occidentales. Comme le massacre de Katyn pour les Polonais, le massacre d'Oradour pour les Français, ou la famine provoquée par Churchill au Bengale en 1943 pour les Indiens, les images de Gaza sous les bombes hanteront le monde arabe pendant des décennies, et affaibliront la lutte contre l'antisémitisme dans le monde entier, y compris chez nous.
Le prix à payer sera élevé tant pour Israël que pour l'Occident. Nous aurons gagné la bataille des tunnels, mais perdu la guerre du cœur et du droit. Aux yeux du reste du monde, nous aurons basculé du mauvais côté de l'histoire. Le revirement de l'Inde est fascinant à cet égard. Au lendemain de l'attentat du 7 octobre, le pays s'est rangé du côté d'Israël, à la fois par sentiment anti-islamique et pour préserver ses bonnes relations récentes avec les États-Unis. Puis, grâce à la visite du ministre des affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar à Moscou fin décembre, passée inaperçue dans notre pays, Delhi a brusquement changé de cap et pris ses distances avec Tel-Aviv et Washington, confirmant son amitié stratégique avec la Russie et renouvelant sa position de non-alignement. En Afrique du Sud, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue début janvier pour protester contre le massacre des Palestiniens. Aux États-Unis, ce sont les jeunes qui ont dénoncé en masse Biden le génocidaire.
Ces exemples montrent, une fois de plus, que les Européens et les Américains ne sont plus en mesure d'imposer leur récit, et qu'il est violemment contesté par les pays du Sud et de l'Est, qui disposent désormais de leurs propres médias et d'une vision autonome de l'ordre mondial. Dans leur esprit, ces deux conflits, alimentés depuis des décennies par un soutien inconditionnel à l'Ukraine et à Israël, sont perçus comme un moyen de retarder l'émergence d'un ordre mondial plus juste et plus équitable. C'est radicalement nouveau.
Bien sûr, l'Occident n'a pas dit son dernier mot. Il peut même inverser la tendance et rétablir son leadership en reconstruisant la paix. Il lui suffirait de miser sur la coopération plutôt que sur la confrontation, sur la reconnaissance de l'Autre plutôt que sur son anéantissement. Rien n'empêche Israël de rendre le Golan à la Syrie, de vivre en paix avec le Liban, d'accepter l'existence d'un véritable État palestinien à ses côtés, ou de former un État fédéral binational, comme l'envisageaient de nombreux sionistes avant 1948. Et si elle ne souhaite pas négocier avec le Hamas islamiste (qui n'est que le pendant musulman des extrémistes juifs ultra-orthodoxes qui peuplent le gouvernement israélien), rien ne l'empêche de libérer le Nelson Mandela palestinien, Marwan Barghouti, pour qu'il prenne la tête d'une Autorité palestinienne renouvelée. Si l'Afrique du Sud a pu le faire, pourquoi Israël ne le pourrait-il pas ? C'est ce que suggère l'ancien chef du Shin Bet, Ami Ayalon, dans le Guardian.
Il en va de même pour le conflit en Ukraine. Si l'Ukraine et l'OTAN avaient accepté le projet russe de sécurité européenne en décembre 2021, la guerre n'aurait jamais éclaté. Il n'est pas impossible d'y revenir, à condition que toutes les parties s'assoient à la table des négociations. Après tout, c'est ce que l'Occident a réussi à faire en 1973 en signant les accords d'Helsinki avec l'Union soviétique. Mais nous en sommes loin. Quand la Suisse s'érige en promoteur d'un sommet de la paix en Ukraine en boycottant la Russie, on mesure l'inanité du projet et l'immense chemin qu'il reste à parcourir pour rétablir le dialogue.
Les paramètres d'une paix durable sont bien connus. Mais personne ici ne veut les considérer. Nous préférons diaboliser et discréditer nos adversaires, nier leur humanité, et continuer à parier sur la guerre pour retarder le plus possible le moment fatidique où nous devrons renoncer à notre prétention à dominer les affaires du monde et à partager le pouvoir avec les autres puissances. Un reste d'orgueil sans doute, mais surtout un excès de faiblesse. Nous n'avons plus le courage ni les moyens d'oser la paix des braves. C'est cette impuissance tragique que la thèse d'Emmanuel Todd éclaire avec force : notre régression morale et notre incapacité à résoudre nos difficultés politiques autrement que par la violence, loin d'être des effets de circonstance, sont les fruits pourris d'un effondrement économique, démographique et culturel inexorable et incontrôlable.
"Dans les pays arabes, plus personne n'écoute ce que dit l'Occident", dit cet ami algérien. Il aurait pu ajouter : les pays asiatiques, africains ou latino-américains non plus. L'effondrement moral et le narcissisme médiatique leur ont fait perdre toute crédibilité. Dans son livre, Todd en donne les raisons historiques et matérielles. L'Occident est en train d'imploser, de s'effondrer sur lui-même, de se vider de l'intérieur et de sombrer dans le vide, fasciné par le nihilisme.
La guerre en Ukraine en est un exemple : La Russie va gagner cette guerre parce qu'elle se bat chez elle et pour elle-même. Bien que la Russie soit une démocratie autoritaire (qui applique la décision de la majorité sans tenir compte des minorités), son économie et sa société sont stables, voire en progrès, comme en témoignent sa résilience agricole et industrielle, sa production annuelle d'ingénieurs et l'amélioration constante de son espérance de vie, supérieure à celle des Etats-Unis malgré les différences de population. Nous l'avons écrit à plusieurs reprises dans ces colonnes.
L'Ukraine, pays meurtri par Staline mais cajolé par le pouvoir communiste après 1945, s'est révélée incapable de construire un État stable après 1991. Elle n'a jamais réussi à se libérer de la tutelle des oligarques et de la corruption. Progressivement, le pouvoir a été pris par la minorité ultranationaliste de l'Ouest ("néo-nazis" dans la terminologie russe) et les anarcho-militaristes du Centre, suite à l'émigration massive des élites russophones et russophiles de l'Est après 2014. Ces nouvelles élites se sont bien gardées de développer la région et d'y instaurer une véritable démocratie, les partis d'opposition, les syndicats et les médias critiques ayant été interdits. Désormais radicalisé, le régime de Zelenski est sous assistance respiratoire, sans autre projet que sa haine de la Russie.
L'Europe de l'Est a suivi le même schéma, la guerre en moins. Les anciennes élites communistes sont passées avec armes et bagages dans le camp libéral. Elles ont simplement changé de maître, troquant Moscou et ses roubles contre les euros et les dollars de Berlin, Bruxelles et Washington. L'ami d'hier est devenu le nouvel ennemi, tandis que les pays de la région se sont dépeuplés pour fournir aux usines allemandes une main-d'œuvre bon marché, et que leurs gouvernements ont pris leurs commandes et acheté des appartements à Londres et à Washington. Seule exception, la Hongrie qui, après avoir lutté sans relâche pour sa souveraineté contre les Turcs, les Autrichiens puis les Soviétiques, est bien décidée à la préserver contre les diktats de Bruxelles
Quant à l'Europe occidentale, dans le sillage des États-Unis, elle est à la fois victime de sa dérive oligarchique - ses élites se sont séparées de leur peuple - et de la chute définitive du protestantisme, garant d'un haut niveau d'éducation et d'une éthique du travail aujourd'hui disparus dans les poubelles de l'histoire. Seuls comptent aujourd'hui l'appât du gain, les profits à court terme, l'image et la communication. La démographie est en berne, la démocratie est en crise, l'industrie allemande est en récession, la dette augmente, la défense est en jachère, le projet politique européen est en voie d'extinction. Le moteur allemand cale, la diplomatie d'équilibre française s'effiloche, tandis que le Titanic britannique coule après avoir raté la secousse espérée du Brexit et confié les rênes de son destin à ses anciens colonisés, comme Kwazi Kharteng, Sadik Khan, Rishi Sunak ou Humza Yousaf. Mais personne n'y prête attention, les orchestres européens ayant augmenté le volume pour masquer le naufrage.
Quant à la Scandinavie, après des siècles de pacifisme et de progressisme raisonnables, elle est soudain passée du féminisme militant au bellicisme militaire, grâce à une série de premiers ministres pour qui cette évolution semblait aller de soi.
Quant aux États-Unis, ils sont entrés dans un processus de décadence aussi durable qu'irréversible. Leur niveau d'éducation s'effondre. Ils doivent importer des ingénieurs et des scientifiques par dizaines de milliers. L'espérance de vie s'effondre, la mortalité infantile augmente, les dépenses de santé, pourtant les plus élevées du monde, explosent, tout comme l'obésité, les fusillades de masse et les prisons. La démocratie s'étiole, contestée à la fois par les démocrates (qui ont rejeté l'élection de Trump et tenté à deux reprises de le renverser par la destitution) et par les républicains (qui ont cherché à nier la victoire de Biden). La méritocratie protestante WASP a cédé la place à une oligarchie néolibérale, plus hétéroclite mais sans attaches ni patrie. L'économie, une fois vidée de ses bullshit jobs grassement payés - avocats, communicants, lobbyistes, publicitaires, assureurs, financiers, économistes - produit peu de biens réels et vit à crédit en imprimant des dollars et en important massivement des biens, des services et du capital humain au prix d'une dette qui se chiffre en milliers de milliards de dollars.
Pire encore, l'Amérique a perdu sa vision, sa culture et son intelligence collective. Elle saute d'une mode à l'autre (aujourd'hui, l'intelligence artificielle), d'une guerre à l'autre, d'une innovation futile à l'autre, de l'hystérie anti-russe à l'obsession chinoise, convaincue que les réseaux sociaux et la chasse aux "fake news" la sauveront.
La marque de ce nihilisme ? Le wokisme transgenre. Todd date la fin du protestantisme - et du catholicisme depuis que le Saint-Siège a autorisé les prêtres à bénir les couples de même sexe - et le début de l'ère nihiliste à l'adoption du mariage pour tous et du droit de changer de sexe à volonté. Quand un homme peut être une femme et une femme un homme, indépendamment de son sexe biologique, et quand cette possibilité devient l'idéologie dominante, il y a une rupture anthropologique avec le reste du monde, qui pense que l'Occident est devenu fou.
Voilà l'essentiel des thèses de Todd, librement interprétées et cum grano salis. Reste à savoir si elles sont justes et quelles en seront les conséquences. Nous ne tarderons pas à le savoir, notamment à la suite du conflit ukrainien, qui permettra d'y voir plus clair.
En attendant, l'histoire, et même la fiction cinématographique, peuvent nous éclairer. La saga Star Wars de Georges Lucas n'est-elle pas une métaphore de la transformation de la république américaine en un empire planétaire autoritaire ? Une république galactique corrompue est transformée en empire tyrannique par un coup d'État de ses élites dirigeantes, soutenues par une Fédération commerciale avide de nouveaux marchés planétaires. L'oligarchie a pris le pouvoir. Les formes de la démocratie - institutions, sénateurs, consuls - ont été préservées, mais pas son esprit. Un empereur sans visage - pensez aux gnomes de Davos débitant le catéchisme mondialiste - règne d'une main de fer, grâce à un militarisme exacerbé et à des légions de clones qui exécutent docilement le programme, tandis qu'une poignée de rebelles déjantés, assistés de quelques preux chevaliers Jedi, tentent de restaurer le côté lumineux de la Force. Cinquante ans après le premier film, comment ne pas y voir une allégorie de l'évolution des États-Unis ?
La République romaine et sa transformation en un empire oligarchique et autocratique n'ont-elles pas suivi la même voie, malgré les tentatives de Cicéron pour s'y opposer ? La religion civique et les forces démocratiques se sont effondrées sous la pression des oligarchies enrichies par la conquête incessante de nouveaux marchés en Grèce, en Gaule, en Asie Mineure et en Afrique du Nord, et ont dû céder la place à des élites mondiales sans foi ni loi. Les valeurs traditionnelles, celles de l'austère paysan-soldat latin, ont été remplacées par la cupidité, la prévarication, le copinage politique et les luttes fratricides entre les populistes plébéiens comme Marius ou César et les oligarques sénatoriaux comme Sylla et Lépide. Jusqu'à ce qu'un tyran ambitieux et inspiré rétablisse une autorité durable par la force des armes et une habileté à sauver les apparences en se faisant passer pour un modeste primus inter pares.
Ici aussi, les formes républicaines de gouvernement - élections des sénateurs et des tribuns de la plèbe, séances du Sénat, consuls et licteurs - subsistent. Mais le pouvoir réel est concentré entre les mains d'un seul homme, un empereur soutenu par une fine couche de patriciens qui contrôlent les finances, le commerce, les grandes propriétés foncières et même la perception des impôts, tandis que des guerres incessantes sont menées contre des ennemis extérieurs qualifiés de barbares. Nous pensons ici aux figures détestées de Poutine et de Xi Jinping.
(Pour plus de détails, voir mon livre "Le continent perdu" (Syrtes, 2019) et ma contribution "The Global World and the New Western Empire" (The 17th International Likhachov Scientific Conference, Saint-Petersburg, May 18-20, 2017).
Un dernier historien américain contemporain, Paul Kennedy, a analysé les causes de la "naissance et du déclin des grandes puissances". Dans une mise au point publiée dans The New Statesman à l'occasion du 30e anniversaire de la publication de son livre, il réexamine les dilemmes auxquels est confrontée toute puissance hégémonique menacée d'extension impériale excessive alors qu'elle est en déclin relatif, comme c'est le cas des États-Unis. Washington n'a plus que deux options : concentrer ses ressources, ce qui signifie offrir moins de garanties à moins de personnes, ou renforcer sa crédibilité auprès de son large cercle de partisans, ce qui signifie "réaliser que le système actuel n'est plus viable et qu'il faut investir beaucoup plus dans la sécurité nationale". C'est ce qu'a déclaré Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor américain, à Bloomberg TV.
Biden préfère esquiver ce choix difficile en renonçant à la fois à réduire ses engagements et à dépenser suffisamment pour les respecter. Problème : le budget de la défense de 886 milliards de dollars pour 2024 est largement insuffisant pour atteindre cet objectif, malgré sa taille colossale. Trump prône la stratégie inverse : un repli stratégique sur des objectifs défendables, limité aux alliés indispensables. D'où ses réticences à l'égard de l'OTAN et de la poursuite de la guerre en Ukraine, et son intérêt pour la recherche d'un accommodement avec la Russie.
Pour Paul Kennedy, les dés sont jetés : les Etats-Unis n'ont plus les moyens politiques et économiques de doubler ou tripler leurs dépenses militaires pour satisfaire 50 alliés à la fois, et de se battre sur trois fronts en même temps - l'Ukraine, Israël et Taiwan, ou la Corée si un conflit ouvert devait éclater dans le Pacifique. À l'avenir, "la couverture de la sécurité américaine sera plus étroite, plus petite, limitée aux endroits bien connus comme l'OTAN-Europe, le Japon, l'Australie, Israël, la Corée, peut-être Taïwan, et pas grand-chose d'autre", conclut M. Kennedy.
À titre personnel, j'aimerais ajouter que l'histoire a connu un tel précédent, celui de l'Empire romain d'Orient. Constatant l'incapacité de l'Empire romain à se battre sur tous les fronts à la fois, l'empereur Constantin décida d'abandonner Rome et de se retirer à Constantinople. La partie occidentale de l'empire s'effondre, au terme d'un processus qui dure un siècle et demi. Mais il réussit à prolonger l'existence de la partie orientale pendant plus de mille ans. Une stratégie qui ne manquait pas de vista, nous en convenons./MPF/
Guy Mettan, journaliste indépendant
Comentarios